LES ARCHONTES

Joerg Bader

 Le Petit Robert définit le terme Archives comme un «ensemble de documents anciens, rassemblés et classés à des fins historiques ». Qui possède les archives? est une des questions centrales dans l’administration du pouvoir. Michel Foucault l’a démontré dans tous ses détails. Et l’écrivain de l’ex-RDA vient de faire la remarque, que toutes les dictatures du XXème siècle étaient hantées par la folie de la documentation, comme si la trace écrite (je rajouterais « photographiée ») pourrait justifier leur actes barbares.

 Aujourd’hui, nous assistons à un tournant dans le domaine du savoir et de la culture, aussi à une redéfinition de ses hiérarchies de fond en comble. La production, la diffusion et le stockage des savoirs sont à l’ère de la numérisation complètement modifiée. L’écrit, le son et l’image se trouvent aujourd’hui tous sur le même support. De façon un peu caricaturale on pourrait avancer que dans un proche futur, la bibliothèque, la phonothèque, la cinémathèque et la photothèque seront bientôt que des disques durs éparpillés dans le monde et relié entre eux par des câbles. Ce n’est donc pas un hasard si, dans les dernières années, l’intérêt pour l’archive dans les arts visuels est de plus en plus grandissant. En témoignent les expositions Deep Storage en 1997 à Munich, Voilà en 2000 à Paris et interarchive en 2002 à Lüneburg, pour ne citer que ceux-ci. Dans le champs de la photographie, il n’y a pas eu d’expositions à ma connaissance (sauf Recherche – entdeckt en 2004 à Esslingen) qui essayait de cerner le phénomène, même si de plus en plus d’archives (re) découvertes sont exposées dans des musées d’art et de photographie.

On peut distinguer deux différentes façon d’aborder la question de l’archive dans le domaine de la photographie. Les uns constituent des archives avec des photographies trouvées à l’instar des pionniers tels que Christian Boltanski, Chérif et Silvie Défraoui, Hans-Peter Feldmann ou On Kawara. L’autre attitude consiste à réutiliser des archives existantes, privés ou public, pour leur infliger un nouveau sens, soit en leur imposant une nouvelle classification, soit en les « fictionnalisant » avec des éléments complémentaires, voir avec du texte dit ou écrit ou du son.

 Le travail créatif avec les archives photographiques doit beaucoup aux études de l’historien d’art Aby Warburg qui faisait éclater sa discipline par une collection non aboutie d’environs 60 panneaux, le Mnémosyne Atlas. Warburg faisant juxtaposer sur les panneaux des reproductions photographiques, des textes et des photographies de toutes sortes pour faire dégager des constantes sous-jacentes dans l’histoire culturelle de l’humanité dès l’Antiquité. Gerhard Richter, qui dès son arrivé en Allemagne de l’Ouest en 1962 constituait une collection de photographies pouvant lui servir de modèle pour ses peintures, s’inscrit avec son Atlas clairement dans la filiation «warburgienne». Son Atlas compte aujourd’hui 4000 photographies, collectées ou faites par lui-même, arrangé également en panneaux et organisé en 600 sous-groupes.

Avec la première exposition de l’Atlas de Gerhard Richter lors de la Documenta X en 1997, la discussion au sujet du document en tant qu’art était (re)lancée de façon radicale. Et c’est bien par le changement de lecture que la photographie est sortie de l’archive pour entrer dans le musée d’art à partir des années 70. Comme le faisaient remarquer le théoricien Douglas Crimp, la photographie a été inventée en 1826, c’est-à-dire en 1839, mais elle a été découverte en tant qu’essence que dans les années 60 et 70.

 L’entrée de la photographie dans le musée d’art s’est faite de deux façons bien différentes, même si, dans les deux cas, il s’agissait d’un saut « qualitatif » de l’archive au musée. D’une part, avec le regain d’intérêt pour la photographie dans le cadre de l’art contemporain (Body-Art, Land-Art, Concept-Art), on s’intéressait aussi à l’histoire du médium. Ainsi, rapporte Douglas Crimp dans son livre On the Museum’s Ruins, on a opéré à des reclassements à la New York Public Library à la fin des années 70, comme un peu partout par la suite. Des livres et des portfolios qui figuraient au catalogue sous la rubrique Égypte, alpes suisses, guerre de cessation américaine ou encore vol d’oiseau quittaient la bibliothèque courante –, – ils étaient même pas classés avec les livres rares – et entraient dans la toute nouvelle section art sous les noms des signataires. Voilà qu’une photographie des pyramides signées Beato, Ducamp et Firth devenait une photographie d’auteur, pareil pour les frères Bisson, Alexander Gardner et Timothy Osullivan ou encore Muybridge. Le document sortit de l’archive devenait un objet de contemplation signé par un auteur, bref, devenait une œuvre d’art. Ceci pour la partie historique.

Pour ce qui est de la pratique photographique dans l’art contemporain au tournant des années 60 et 70, une position artistique avait inscrit dans son «cahier de charge» la constitution d’un archiv photographique. Ce référant clairement à leurs antécédents du «style documentaire» tel que Walker Evans l’avait théorisé, d’Eugène Atget à August Sander, le couple Berndt et Hilla Becher constituaient en photographiant des centaines de «sculptures anonymes» une archive de l’architecture industrielle de la deuxième moitié du XIXème siècle à la première partie du XXe siècle. Toutes les entreprises artistiques s’inscrivant dans le «style documentaire» ont eu comme point finale la constitution d’un archive, que ce soit Berenice Abbott ou la Farm Security Administration.

 

C’est donc bien par le chemin de l’archive que la photographie a trouvé, il y a 30 ans, sa « respectabilité » muséale. Et c’est bien au musée que sont  discutés aujourd’hui les paramètres pour évaluer la mémoire visuel de demain. Une des archives photographique d’artiste les plus conséquentes à l’ère des banques d’images de Corbis, Getty et consorts sont les 40'000 clichés pris par Peter Fischli et David Weiss. Les photographes suisse Leo Fabrizio et Martin Schwager, l’un indépendant de l’autre, ont établi un véritable inventaire photographique des bunkers camouflés qui truffe tous le paysage alpin suisse. L’artiste bâlois Erik Steinbrecher, participant de la Documenta X, collectionne depuis 15 ans des photographies, le plus souvent imprimé, provenant de la culture populaire, et avec une prédilection pour le mauvais goût. Christophe Draeger détient une collection de photographies d’une famille afro-américaine, Pietro Mattioli, artiste zurichois, est en train de constituer une collection de photographies des romans-photos italiens des années 50 et 60, tandis que l’éditeur suisse Hans Schifferle édite bientôt de photographies de promotion des stars du cinéma.

Ce seront autant des archives constituées par des artistes et photographes que des archives revisitées par des artistes qui feront l’objet de l’exposition LES ARCHONTES qui aura lieu au Centre de la photographie Genève en juin 2009.